À l’époque freudienne, le soubassement symbolique de la famille à venir était le mariage. Sa pratique ritualisée faisait norme. Elle reposait sur un prédicat juridique héritier du droit romain : Mater semper certa est [1], Pater est semper incertus. L’expression « se marier pour fonder une famille » voilait subtilement un constat que l’on peut qualifier de biologique : il revenait à l’institution du mariage de faire de l’époux un père certain, dès lors qu’un enfant naîtrait. Un semblant qui eut longtemps comme conséquence de distinguer enfant légitime et enfant adultérin. Une fiction juridique faite pour asseoir l’institution de la famille. La fonction insondable de l’Être suprême, celui dont le nom ne peut pas être prononcé [2], se trouvait logée derrière la figure du père de famille qui faisait autorité sans que le papa, pour autant, soit contraint d’être à la hauteur de l’emploi qu’il était supposé incarner. Bien sûr, les progrès de la science ont ébranlé ce montage qui construisait un principe indiscutable : aucune preuve ne pouvait être apportée contre le prédicat Mater sempre certa est.
Freud a été sensible à cette dimension qui venait recouvrir la jouissance obscure, ce qu’il théorisera avec le mythe de Totem et Tabou [3]. Avant ce pas décisif, il a fait valoir que le père auquel on croit est celui du mythe d’Œdipe [4] qui n’est pas sans laisser entrevoir que « [le] couple n’est pas plus un tout que l’enfant n’est une partie de la mère. [5] »
Nous devons à Jacques Lacan d’avoir su lire, chez Freud, que le père-sonnage du théâtre familial traditionnel peut être abordé non pas à partir de l’Idéal mais à partir de l’objet a, lequel appartient au champ de l’Autre. Un élément qui ne s’attrape que dans l’analyse et qui est ce à partir de quoi se forge le roman familial. Aujourd’hui, ce n’est plus la cérémonie du mariage qui fonde la famille, c’est l’enfant lui-même. Cette jeune femme, par exemple, dit avoir voulu des enfants avant de se marier. « Avec mon compagnon, nous voulions qu’ils puissent y assister. » La famille est complète le jour du mariage, l’enfant fait trait d’union. Cette petite fille de sept ans qui se réjouissait du mariage parental dut affronter une déception lors des préparatifs de la cérémonie : sa robe à elle ne serait pas blanche…
Ce qui était communément admis ne tient plus ; les variantes des possibilités de « faire famille » se multiplient. Un imaginaire s’en déduit : tu peux construire ta famille [6]. Un mot d’ordre qui va au-delà de l’invitation identitaire, laquelle propose l’union de soi à soi.
Si la béance, d’être de structure, reste et restera toujours ouverte entre homme et femme, un nouveau symptôme s’exaspère et se généralise : consentir au fait de se méconnaître n’est plus ni supportable ni supporté. Pour une femme, vouloir être mère ou refuser de l’être peut venir faire réponse immédiate à une errance. « L’enfant d’abord » est alors espéré comme rêve d’unité face aux difficultés engendrées par l’impossible copulation sexuelle. On croit au mariage, après…
Situons le rejet de l’inconscient et de la psychanalyse dans les déambulations des individus invités à loger leur existence dans ce qu’ils pourraient acquérir comme connaissance d’eux-mêmes à partir du partenaire choisi et des options à envisager pour devenir parent. Beaucoup de jeunes femmes disent être dans l’attente de « trouver quelqu’un susceptible de leur correspondre », quelqu’un qui les ferait à elles-mêmes moins étrangères. Une quête infinie qui ne peut que renforcer insatisfaction et angoisse ; le surgissement de ce qui ne fera jamais équation apparaît alors de façon réitérée, sans pour autant faire symptôme. Le vœu de « l’enfant d’abord » vient à la place du signifiant manquant pour assurer une position sexuée.
Pas d’« unité béatifique [7] », pas de tout, avance Lacan, qui a fait valoir très tôt que la psychanalyse s’inscrit en faux contre toute exhaustion de la connaissance. Le malaise dans la famille est au rendez-vous de changements profonds que la psychanalyse n’aborde pas à partir de l’idéal. Le discours analytique est sensible aux fictionnalisations de « l’achose [8] »qui ne manquent jamais de se manifester dans les façons de faire famille. [9]
[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2007, p. 174.
[2] Cf. Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 35.
[3] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII,, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 159.
[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 113 : « L’Œdipe joue le rôle du savoir à prétention de vérité ».
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte analytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2024, p. 192.
[6] Cf. Cottet S., « Le roman familial des parents », La Cause freudienne, no 65, mars 2007, p. 39-44.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte analytique, op. cit., p. 192.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 77.
[9] Cf. Lacan J., Télévision, op. cit., p. 51.