Pipol – Malaise dans la famille est la thématique de PIPOL 12. Comment, à partir de votre ouvrage Outre-Mère 1 – que vous viendrez présenter à l’ACF en préparation de PIPOL 12, le 7 mai –, pourriez-vous décliner ce malaise ?
Dominique Costermans – Katty Langelez m’a abordée en me disant « Toutes les familles sont fondées sur un secret ». Cette phrase m’a stupéfaite. Elle a ajouté : « mais oui, déjà le secret sexuel, enfin le mystère ou le secret ». L’histoire que je raconte, c’est en effet l’histoire d’un secret de famille, d’un secret qui s’enracine dans la seconde Guerre mondiale, sous l’Occupation – celui d’un Juif bruxellois qui a porté l’uniforme allemand et travaillé pour la Gestapo. Ce secret percole de façon silencieuse jusqu’à la troisième génération. C’est invisible. Indicible et donc in-ouï. Le propre des secrets, c’est de fonctionner comme des trous noirs : celui-ci invite certains membres de cette famille à se positionner autour de ce creux, autour de ce vide. L’histoire raconte comment ce secret, qui a suinté, percolé, pschitté à différents moments, vient saisir la troisième génération – en l’occurrence Lucie, la narratrice –, et la mettre en mouvement, la mobiliser et l’inviter à gratter, à chercher, à enquêter. « Malaise dans la famille » pourrait être le sous-titre d’Outre-Mère.
Pipol – Vous préparez un autre ouvrage dont la parution est proche. Est-ce une suite ?
Dominique Costermans – Ce sont quasiment les mêmes personnages, mais ce n’est pas une suite en ce sens que les deux histoires peuvent se lire indépendamment l’une de l’autre. Lucie est au centre : dans la quête, toujours autour du secret, du mensonge, des choses voilées. Cela va s’appeler Un Conteur hors-père 2, titre de travail mais auquel tient mon éditeur. In petto, je l’appelle familièrement Outre-Père. C’est l’histoire d’une jeune femme qui découvre – même si elle le sait quand même un peu – que tout ce que son père a raconté de sa vie flamboyante relève du mensonge, voire de la mythomanie. De nouveau, il s’agit d’une enquête qui va mettre à mal toute la structure familiale construite de façon à cacher un secret, à le recouvrir par le mensonge.
Pipol – Même personnage, enquête. Que cherche Lucie ? Secret s’articulerait-il avec vérité ?
Dominique Costermans – Vérité ? C’est un mot, comment dirai-je, très fort, très blanc, très univoque. Il n’y a jamais une vérité ; il y a des faits, historiques, scientifiques… On est né là, à telle date, on a vécu à tel endroit à tel moment… Puis on raconte comment les faits se sont agencés : c’est une narration. Cette narration ne relève pas nécessairement du mensonge, elle relève du sens qu’on décide de donner aux choses en les reliant. Comment on les a racontés, comment on les a tricotés entre eux. Cette narration peut évoluer, changer de point de vue, changer le sens qu’on donne aux événements. Cette narration peut être aussi plus que cela : une stratégie de survie. Dans Outre-Mère, Lucie interroge le premier tricotage, cette espèce de trou noir, ce secret, ce rien, le « ça n’existe pas ».
Pipol – Dans ce rien, il n’y aurait pas de tricotage ?
Dominique Costermans – Il y a quand même un tricotage sommaire qui dit : Hélène est orpheline, elle a été adoptée, ses parents ont disparu pendant la guerre. Ce n’est pas faux, mais ce « peu » cache beaucoup. Et ce « peu » laisse sur sa faim la petite Lucie. Elle aimerait en savoir plus, elle aimerait comprendre. Petite, elle est déjà taraudée par la question de ses origines. Mais sa maman ne veut pas dire d’où elle vient ; elle a été adoptée, elle a changé de nom. Lucie trouve que savoir d’où on vient, c’est la base de ce que les parents doivent transmettre. Comment puis-je m’enraciner, se demande-t-elle, sans arbre généalogique ? Sans grands-parents, sans fondations ? Elle pense qu’elle a le droit de savoir d’où elle vient et que ce droit vaut au moins autant que celui de sa mère d’oublier d’où elle vient. Elle se montre acharnée donc cruelle : elle fait souffrir sa mère, elle met à mal toute la stratégie d’oubli mise en place par Hélène. Elle cherche des éléments qui lui permettront de raconter une histoire un peu plus complète et complexe que celle qui ne lui est pas fournie.
Le livre s’accompagne d’un arbre généalogique et d’une ligne du temps. Dans la première partie du livre, on suit Lucie dans sa tentative de rassembler tout ce qu’elle sait, puisque les secrets de famille sont impossibles à taire à qui veut bien entendre. Elle revisite ce qu’elle sait tout en en interpellant sa mère qui refuse de parler et qui manifeste un malaise croissant, voire une grande souffrance. Elle va finalement baisser les bras et renoncer devant la souffrance d’Hélène. C’est alors que quelque chose va se passer d’un peu souterrain. Peut-être qu’Hélène, se sentant respectée dans le choix du silence contre stratégie d’évitement de la souffrance, va s’autoriser à ouvrir une porte. Lucie va aussi procéder de façon assez habile. Elle ne va plus interroger le cœur du secret mais sa périphérie. Elle va poser des questions sur les bords : la famille lointaine, les cours de piano que sa maman prenait chez une tante ou une marraine… Et la porte s’entr’ouvre. La maman commence à devenir alors incroyablement volubile. Au point qu’elle acceptera de retourner dans son quartier natal avec Lucie, puis à Tournai où elle était cachée pendant la guerre. La seconde partie de l’ouvrage va permettre à Lucie d’enfin tramer quelque chose entre tous ces faits. Et elle va autoriser sa maman à se débarrasser de sa culpabilité, à se sentir mieux, à ne plus porter le poids de cette histoire.
Lucie s’est dit : « Mais pourquoi les enfants doivent-ils porter la culpabilité des parents, le poids et l’histoire des parents ? » C’est un roman qui permet à Lucie de construire sa vérité – une narration, ou la trame qu’elle a tissée entre les points, les faits –, de prendre connaissance de l’histoire de ce grand-père, Charles Morgenstern, mais aussi de s’approprier aussi tout un arbre généalogique. Un arbre qui, de la Prusse à Bruxelles, en passant par Rotterdam et Ostende, couvre toute la Mitteleuropa du 19e siècle. De cela, il n’y a ni à être fier ou honteux. Elle est plutôt heureuse de faire famille avec tous ses ancêtres.
Pipol – Katty avait évoqué la question du secret à propos de Malaise dans la famille. Ce titre du colloque, et cette formulation de « malaise » vous ont-ils menée à d’autres évocations ?
Dominique Costermans – Je trouve que la confusion des générations – tout ce qui est incestuel – est extrêmement malaisant, pour utiliser un néologisme. Cela ne traverse pas Outre-Mère. Il y a tout de même ce grand-père disparu, Charles Morgenstern, qui continue sa vie après la guerre. Cet homme, extrêmement dominateur, qui s’avère avoir eu quatre femmes et quatre filles, se rend suspect, à la fin de sa vie, de comportements sexuels assez louches. J’avais lu chez Jonathan Littell que l’on constatait souvent des « déviances » sexuelles chez les criminels de guerre, comme si quelque chose avait sauté dans la structure, donnant l’autorisation de la domination ; tout était permis. Chez Charles Morgenstern, peut-être que quelque chose de ce genre affleure à la fin de l’histoire. J’aborde plus frontalement la question de la confusion des générations dans Un Conteur Hors-Père.
Pipol – Pour reparler du secret, et de la phrase de Jacques-Alain Miller, ce secret, dans Outre-Mère, semble une protection pour la mère, peut être sa seule façon de tenir à distance une jouissance d’une autre génération, de s’en protéger.
Dominique Costermans – De la jouissance du père, Charles Morgenstern, sûrement et finalement sans doute aussi de celle de sa fille Lucie. Ce secret, je l’ai imaginé comme, a minima, une stratégie de protection d’Hélène. Lucie finit par le voir aussi comme tel, une stratégie minimale. Hélène est une femme qui ne dit rien.
Pipol – Le silence comme une stratégie minimale de protection contre quelque chose d’insupportable ?
Dominique Costermans – Oui. De la honte, sûrement. De l’ambivalence (avoir aimé ses parents/devoir les haïr). De la souffrance. De l’impossibilité de donner du sens à ce qui est arrivé. Dans Un Conteur hors-père, j’explore cette fois la stratégie du mensonge et de la mythomanie. Le menteur n’est plus dans le silence, mais dans le langage, dans la conversation, déjà dans la narration – cette fois fictionnante – mais j’émets l’hypothèse que cela ne surgit pas de rien. Dans un petit article à paraître dans Ornicar, j’explore le cas du docteur Romand et celui de Misha Defonseca, l’autrice de « Survivre avec les loups », où elle raconte comment à huit ans, elle aurait traversé l’Europe en guerre à la recherche de ses parents. Comment naît une histoire si complexe ? Il y a, à un moment donné, une petite opportunité qui surgit lors d’un premier mensonge, souvent par omission, mais qui s’avère gratifiant, et qui protège. Cela peut amener à des constructions incroyablement structurées, riches, imaginatives et terriblement emprisonnantes. J’ai été très touchée par le travail de Lionel Duroy 3 qui est allé voir Misha Defonseca après la révélation de son imposture, et qui a essayé de remonter à ce premier mensonge. J’ai lu récemment que son mari – elle avait épousé un Juif ignorant sa mythomanie –, ne l’a pas quittée. Je me suis dit : « quelle chance, cet homme ! ». Je ne sais pas la raison de son « pardon », mais j’aimerais imaginer que c’est parce qu’il connaît la vraie Monique De Wael. Au cœur de son mensonge initial, il y avait quelque chose, pour reprendre le mot, de vrai, ou en tout cas de juste. Je préfère le mot « juste » au mot « vrai ». Et la quête de Lucie, c’est moins la quête de la vérité que la quête de la justesse et de l’ajustement : avoir la possibilité de s’ajuster, à son histoire, à son arbre généalogique, à la tragédie maternelle. J’aime beaucoup le mot « juste » et « justement » ; c’est tout ce qui relève du jeu dans le sens de l’écart, la possibilité de bouger. La narration est un jeu aussi, au sens où la narratrice essaie de mettre les pièces ensemble.
J’ai beaucoup réfléchi – sans en faire une théorie très élaborée – au rapport entre le déterminisme et la liberté. Cela a traversé plusieurs de mes travaux. Je viens de l’existentialisme : j’ai lu beaucoup plus Beauvoir que Sartre. Et je suis entrée dans la vie, franc battant, avec cette espèce d’orgueil existentialiste en disant « la vie n’a pas de sens, c’est moi qui dois le lui donner. Le monde est absurde mais je vais tracer mon chemin courageusement en donnant du sens à ma vie ». Trente ans plus tard, j’ai fait une psychanalyse. Et dès les premières séances, je me suis dit : « Quel orgueil que l’existentialisme ! ». Le déterminisme est tellement puissant : l’inconscient, le déterminisme biologique, historique, social… J’ai compris qu’on pouvait ouvrir un petit chemin par le langage – la narration – et que du jeu dans le déterminisme peut s’ouvrir, un tout petit peu, par la façon dont on donne du sens aux choses. Et donc on pouvait raconter, se raconter, faire raconter.
Juste après le COVID, il y a deux ou trois ans, j’ai écrit un ouvrage intitulé L’impensé de l’IVG 4 qui parle aussi de ces zones de non-dit. J’ai rencontré douze femmes, et j’ai parlé très longuement avec chacune. Dans le fait de parler très longuement de quelque chose qui ne se dit pas, ce qui m’intéressait était moins ce qui s’est passé au moment de l’IVG, que les circonstances dans lesquelles l’IVG s’était passée : leur famille, leur amant, leurs parents, l’interdit moral, la peur, le regret, le deuil – sur une période qui allait de 1965 à 2020. Je l’ai appelé L’Impensé de l’IVG parce qu’il m’a semblé que la principale source de douleur, c’était l’interdiction d’en parler. L’IVG, ce n’est pas parce qu’on a honte qu’on n’en parle pas, mais parce qu’on n’en parle pas qu’on a honte. De nouveau, parce que c’est indicible, interdit de mots.
Pipol – Cette formulation sur la honte noue le chemin d’Hélène et de sa fille Lucie ?
Dominique Costermans – Quand on est privé de mots, la honte est là. Et donc Hélène est emprisonnée dans ce silence imposé par le tragique – enfin, cet indicible –, de l’histoire. Et c’est souvent le cas des enfants de la première génération qui sont dans cette espèce double contrainte, de se souvenir et d’oublier.
Pipol – Et à propos des arbres généalogiques, vous avez, dans un ouvrage antérieur, interviewé de nombreuses personnes sur leur prénom. Un intérêt tressé depuis longtemps.
Dominique Costermans – En effet Comment je M’appelle porte en sous-titre Porter un prénom, du déterminisme à la liberté. On voit comment le prénom nous inscrit dans le désir de nos parents, exprime le désir de nos parents, quel qu’il soit d’ailleurs. Le prénom c’est un marqueur social, mais c’est la marque du désir des parents. Le prénom c’est un fait, mais les interviewés, mes contributeurs, me disaient ce qu’eux pensaient du désir de leurs parents. Il y a eu des effets comiques. Une dame m’appelle et me dit : « Vous avez interviewé mon fils, mais je tiens à rectifier… ». Je lui ai proposé de parler de son prénom à elle. Parce que ce qui m’intéressait, ce n’était pas son désir, mais ce que son fils en disait, bien sûr. Certains m’ont dit « mes parents me détestaient pour m’avoir donné un prénom pareil » ou « Ma mère n’a jamais prononcé mon prénom avec tendresse, et j’ai commencé à l’accepter quand une femme l’a prononcé avec amour », « J’ai changé, j’ai adopté un surnom, puis après je suis revenue à mon prénom ». D’autres ont dit « je ne sais pas, je ne me suis jamais posé la question ». Accepter son prénom sans se poser la question du choix de ses parents, c’est aussi donner du sens à leur désir, par l’acceptation.
Cette question du sens a traversé beaucoup de mes recherches. Certaines s’expriment dans la fiction, d’autres dans la collection d’avis sur ce que les gens traversent, autour d’un sujet : le travail, l’IVG, les prénoms, les inondations de 2021… Cela a l’air éclectique, mais pour moi, il y a un même fil conducteur. Les nouvelles – plus anciennes –, c’est aussi à chaque fois des façons de donner du sens à de microscopiques surgissements du quotidien, que je dévoie, dont je fais fiction. J’ai longtemps cru que c’était, et ce n’est pas faux non plus, une façon de garder le moment, d’attraper le sable qui coule entre les doigts, de le mettre en mots et le cristalliser. Le sable cristallise. Et le cristal peut chanter. Cette recherche du don de sens traverse toute ma pratique littéraire depuis le début ; il ne s’agit pas d’une cohérence construite a posteriori, qui m’apparaîtrait en me retournant.
Pipol – Quand vous écrivez, il y a aussi cette attention, que ce soit dans Outre-Mère ou bien dans un Un Conteur Hors-Père ?
Dominique Costermans – À la base de ces deux livres, il y a une réflexion sur la recherche de la « vérité », et les transgressions nécessaires pour y arriver, le danger que ces transgressions impliquent sur la structure familiale, le prix à payer, parfois. La réception d’Outre-Mère valide cette intention de faire bouger et réfléchir : j’ai reçu des dizaines de retours en ce sens. Un Juif qui a travaillé pour la Gestapo, personne n’avait jamais osé raconter ce genre d’histoire (fondé sur un personnage réel et documenté, je le rappelle), sauf dans l’un ou l’autre article scientifique ou historique. J’avais très peur d’aller en librairie et d’exposer ce scandale. En fait, il s’est passé l’inverse. À chaque fois que j’étais ou je suis en librairie – le livre sorti en 2017 a été épuisé puis réédité en août 2024 et donc je continue à en parler neuf mois plus tard –les gens viennent ensuite me dire ou m’écrivent : « Moi aussi, dans ma famille, quelqu’un a collaboré ». Ou juste qu’un secret a empoisonné leur famille, l’empoisonne encore. Entre les lignes, Outre-Mère dit « ouvrez les fenêtres, aérez un peu vos secrets de famille parce qu’ils vous emprisonnent ». Des gens se sont sentis autorisés à faire le travail dans leurs familles respectives, ou à le commencer, ou à se dire « j’hérite de cette histoire, mais je ne suis pas cette histoire ». En écrivant, il y a quand même une intention que quelque chose se construise, parallèlement à l’histoire, et qui est validée par le retour que j’ai des lecteurs.
1 Costermans D., Outre-Mère, Bastogne/Bruxelles, Weyrich, 2024.
2 Costermans D., Un Conteur Hors-Père, Bastogne/Bruxelles, Weyrich, sous presse.
3 Duroy L., Survivre avec les Loups. La Véritable Histoire de Misha Defonseca, Paris, XO éditions, 2011.
4 Costermans D., L’Impensé de l’IVG, Nivelles, Éditions Courteslignes, 2022.