Dans son article « Affaires de famille dans l’inconscient », Jacques-Alain Miller indique que « le lieu de la famille reste lié à la langue que l’on parle, c’est-à-dire que parler, parler dans une langue, est déjà témoigner du lien avec la famille. C’est pour cela qu’il est souhaitable de faire une analyse dans sa langue maternelle. Il est possible de faire une analyse dans une autre langue mais quelque chose alors se perd, bien qu’aussi quelque chose en soit récupéré puisque […] s’effectue une défamilliarisation. [1] »
Ce signifiant, qui indique à la fois un mouvement de perte et de récupération, peut faire écho à ce que produit le trajet d’un analysant dans la cure, lorsqu’il s’éloigne du lieu de l’Autre de la langue que constitue la famille qui l’a parlé, pour s’apercevoir en quoi il y est partie prenante. En effet, ne s’agit-il pas dans l’analyse de se déprendre du trop familier pour aller vers un savoir nouveau, singulier ?
Le symptôme, « un étranger familier »
Selon le dictionnaire, la « défamiliarisation » est un concept littéraire qui « consiste à détourner les objets, les situations ou les expressions habituelles de leur contexte d’origine pour leur conférer une dimension étrange et inattendue. Ainsi, le lecteur est amené à redécouvrir ces aspects du quotidien sous un angle nouveau et original [2] ». Voilà qui résonne avec notre propos puisque dans la cure, plus le sujet élabore, plus il s’aperçoit que ce qui lui semblait jusqu’alors le plus familier prend une dimension de plus en plus étrange, voire étrangère.
Si le statut du sujet est de se sentir étranger à lui-même, c’est « surtout qu’en lui, au cœur de son être, il rencontre un étranger qui lui est pourtant familier, son symptôme, soit ce qui se présente sous la modalité logique du ne cesse pas de s’écrire. [3] » Le symptôme est un étranger familier où se condense la jouissance – une jouissance étrangère dans laquelle le sujet ne se reconnait plus, et dont il se plaint.
« La lalangue de famille »
La famille dont on parle en analyse est aussi le lieu où un enfant recueille dans sa langue quelque chose qui lui vient de sa rencontre avec le désir de l’Autre et ce qu’il comporte d’indicible. J.-A. Miller propose de le nommer la « lalangue de famille [4] ». La façon dont un enfant a été désiré imprègne sa façon de parler et revient dans ses formations de l’inconscient. Lacan met en lumière le fait qu’au-delà des relations familiales, ce qui importe ce sont les relations primordiales qu’un sujet établit au savoir, à la jouissance et à l’objet a. Ce qui définit dès lors la famille d’un enfant, c’est la place que les proches parents tiennent par rapport à ces relations fondamentales. Il s’agit dès lors d’explorer « le mode de présence sous lequel lui a été offert chacun des trois termes [5] ».
« Défaire les nœuds du destin »
« Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c’est ce qu’ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille, qui nous parle. […] Nous sommes parlés, et, à cause de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé. En effet, il y a une trame – nous appelons ça notre destin. [6] », formule Lacan dans le Séminaire Le Sinthome.
L’expérience de l’analyse permet de se défaire des assignations qui viennent de l’Autre, tout en ouvrant le chemin à un déchiffrement du destin. L’élaboration en séances convertit la souffrance en savoir nouveau, en établissant un nouveau rapport à la vérité et au savoir jusqu’à atteindre un point où le savoir mute de n’être plus raccordé à la vérité, mais à la seule jouissance qui insiste. Donc lâcher le sens dont la parole est assoiffée pour viser au plus juste le trauma par des mots qui font résonner ce qu’ils échouent à dire.
Acte de l’analyste
Il est fréquent de constater que plus l’analysant parle de sa famille, plus il décrit avec insistance, voire complaisance, les dysfonctionnements auxquels il a été confronté. Cela pourrait ne pas s’arrêter, et c’est là que l’intervention de l’analyste est décisive, dans le sens où elle vise à « ce que la parole puisse défaire ce qui a été fait par la parole [7] », indique Pierre Malengreau.
S’il s’agit d’interférer dans la manière dont un sujet névrosé utilise l’inconscient pour se défendre de l’incidence du vivant dans sa vie, il en va différemment pour les sujets psychotiques et autistes. En effet, la psychanalyse avec des sujets psychotiques gagne à s’orienter sur une conversation qui vise l’apaisement de la jouissance dérégulée plutôt qu’à s’appuyer sur le déchiffrage de l’inconscient. Il s’agit de protéger le sujet de la jouissance menaçante de l’Autre non pas en cherchant à dévoiler une vérité cachée, mais en tenant plutôt compte des soutiens imaginaires et en encourageant ses inventions sinthomatiques. Cela peut parfois prendre les aspects d’une refamilliarisation (si vous me permettez le néologisme) en aidant par exemple le sujet à minimiser les incidences d’un sentiment de persécution ou d’un délire dans sa vie, notamment familiale.
Avec un sujet autiste, l’analyste se fait plutôt le support du double de façon à lui permettre de développer les potentialités du bord autistique pour qu’il parvienne à s’ouvrir à un monde auquel il se sent initialement étranger. Ainsi que nous l’indique Jean-Claude Maleval, il s’agit d’un branchement sur le corps du partenaire et non pas sur le corps du langage. L’appui pris sur un partenaire, notamment familial, est alors essentiel.
Pour conclure
Pour Lacan, le bafouillage de nos ascendants, celui dont on fait part en analyse, c’est celui qui fait de nous des êtres parlés, par un legs obscur, qui ne relève pas tant du sens que de l’impossibilité de ne pas faire partie du malentendu [8]. Ainsi, se déprendre du trop familier pour produire un écart d’avec le « bafouillage de (nos) ascendants » semble ouvrir la voie vers un certain « savoir y faire avec » les signifiants familiaux et autres paroles marquantes.
[1] Miller J.-A., « Affaires de famille dans l’inconscient », Lettre mensuelle no 250, juillet 2006, p. 9.
[2] Ibid.
[3] Laurent É., « L’étranger extime », Mental, no 38, novembre 2018, p. 67.
[4] Miller J.-A., « Lacan avec Joyce, Le Séminaire de la section Clinique de Barcelone », La Cause freudienne no 38, février 1998, p. 12.
[5] Lacan J, Le Séminaire livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 332.
[6] Lacan J., Le Séminaire livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 162.
[7] Malengreau P., « Paroles de famille », Quarto, no 88-89, mars 2007, p. 29.
[8] Lacan J., « Dissolution », Aux confins du Séminaire, texte établi par J.A. Miller, La Divina, Navarin, 2021, p. 75.