Si Lacan souligne dans sa « Note sur l’enfant » « La fonction de résidu que soutient […] la famille conjugale dans l’évolution des sociétés », résidu « impliquant la relation à un désir qui ne soit pas anonyme [1] », je vais m’intéresser ici à un autre élément également irréductible, à savoir « [l]’inertie qui fait qu’un sujet [dans l’analyse] ne parle que de papa ou de maman [2] ». De cette insistance dans la parole analysante, Lacan dit qu’elle est « étrange », « une curieuse affaire [3] ». Il souligne même que l’analyste doit être en mesure de la « supporter » et puisse en être « fatigué [4] », contrairement aux généralités habituellement attachées à l’expérience freudienne, où l’on est censé parler de ses parents dans l’analyse. Ces remarques de Lacan m’ont frappée. Pourquoi attendre, voire désirer, que les analysants parlent d’autre chose ? Ou a contrario de quelle nécessité « le ressassage par les analysants de leurs relations à leurs parents, d’ailleurs proches [5] » est-elle la trace ?
En plus d’être le lieu où ont pris corps les discours qui nous ont précédés, la famille, c’est aussi là où est reçue lalangue. En effet, Lacan mentionne « ce fait primordial que c’est de lalangue qu’il s’agit, que l’analysant ne parle que de ça parce que ses proches parents lui ont appris lalangue [6] ». Il dit également : « L’expérience consiste en ceci, c’est que dès l’origine il y a un rapport avec “lalangue”, qui mérite d’être appelée, à juste titre, maternelle parce que c’est par la mère que l’enfant […] la reçoit [7] ». Parler de sa famille particulière, c’est alors faire l’expérience de la manière dont le mode de jouir de l’analysant « s’accroche à la chaîne signifiante d’une manière spécifique [8] », comme l’écrit Pierre Malengreau. Si Lacan souligne, à Genève en 1975, « l’importance qu’a eue pour un sujet […] la façon dont il a été désiré [9] », comment dire notre attache à la marque signifiante ? Comment tient-on à ce qui nous tient, à ce qui nous a marqués, si ce n’est en passant par le lieu du désir premier (ou de son absence) ? Retour à l’enfance, « ce par quoi on tient à sa famille [10] », dit encore Lacan.
Ce qu’il semble déplorer, justement parce que « ce n’est pas la même chose d’avoir eu sa maman et pas la maman du voisin, de même pour le papa [11] », c’est l’impossibilité « qu’un analysant note la spécificité qui différencie son rapport particulier à ses parents plus ou moins immédiats. Le fait qu’il ne parle que de ça lui bouche toutes les nuances de sa relation spécifique [12] ». Si « lalangue est une affaire commune » et alors que la « parenté […] n’a de commun que ceci, que les analysants ne parlent que de ça [13] », comment attraper la singularité de la marque signifiante ? Comment faire de la parole analysante sur papa maman, au-delà de l’historisation qui pourrait faire signe d’une certaine causalité « psychobiographique [14] », la voie par où cerner ce réel ?
[1] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373
[2] Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines. Columbia University. 1er décembre 1975 », Scilicet, no 6/7, 1976, p. 44.
[3] Ibid.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « Vers un signifiant nouveau », leçon du 19 avril 1977, Ornicar ?, no 17/18, printemps 1979, p. 12-14.
[5] Ibid., p. 12.
[6] Ibid., p. 13.
[7] Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines. Columbia University… », op. cit., p. 47.
[8] Malengreau P., « Du roman familial au réel de la famille », Quarto, no 101-102, juin 2012, p. 115.
[9] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, no 95, avril 2017, p. 12.
[10] Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines. Columbia University… », op. cit., p. 44.
[11] Ibid., p. 45.
[12] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiv, « Vers un signifiant nouveau », op. cit., p. 12.
[13] Ibid., p. 13-14.
[14] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, op. cit., p. 13