Le patriarcat, incarnation du Nom-du-Père, assurait la stabilité des constellations familiales. Il agissait comme une loi naturelle, telle la règle de Kepler décrivant la rotation des corps célestes autour du soleil : la position centrale du père déterminait les trajectoires des autres membres de la famille. Même lorsque ce système planétaire était ébranlé, son inertie tendait à restaurer un ordre social. Cet ordre avait toutefois un prix : la souffrance, son refoulement et les symptômes organisés selon une logique métaphorique. Le renoncement, et la douleur qui l’accompagnait, devenaient ainsi le fondement des liens familiaux.
Dans ce paradigme, l’homme n’était pas un citoyen du monde entier, comme dans le monde contemporain ‒ une illusion, car le sujet reste fondamentalement seul ‒, mais s’orientait dans la topographie de son Umwelt, dans laquelle il trouvait sa place. Cet Umwelt, tout comme les identités significatives qui en découlaient, était façonné par la tradition : une routine stable liant signifiants et signifiés [1]. La cohésion de la société reposait ainsi sur la stabilité des significations attachées au mariage et à la famille. Sous l’hégémonie du patriarcat, la force normative de ces deux institutions reléguait au second plan la question du bonheur individuel. En d’autres termes, la génération de mes parents adhérait fermement à l’idée du mariage, qui, selon Jacques-Alain Miller est un « désir de souffrir ensemble [2] ».
Un exemple éloquent est celui d’Helena Kulej, ancienne épouse d’un boxeur polonais champion olympique, dont le mariage s’est terminé par un divorce à la suite des infidélités de son mari. Lorsqu’on lui demandait si elle avait été heureuse, elle répondait : « Je ne me posais pas ce genre de questions. J’ai toléré la situation pendant des années, au nom de raisons plus importantes. Mon propre bonheur ? Ce n’était pas une préoccupation de l’époque. [3] »
La fragilisation du Nom du Père et l’essor du capitalisme
Le Nom-du-Père ploie aujourd’hui sous la pression de changements profonds, notamment ceux induits par le développement du capitalisme. Par essence, le capitalisme semble incompatible avec le discours du renoncement en faveur des liens sociaux ou familiaux. Il méprise l’amour, tout comme la jouissance secrète qui unit deux personnes et les détourne de la logique de consommation individuelle. Dans la société capitaliste, les signifiants associés aux objets de consommation sont à la fois séduisants et oppressants. La liberté, le bonheur, et la quête de « son propre chemin unique » deviennent des impératifs, laissant les jeunes face à une responsabilité solitaire pour affirmer leur individualité.
L’affaiblissement de la position du père et l’injonction de favoriser un développement capitaliste de l’enfant engendrent une désorientation parentale. Le bonheur de l’enfant semble peu compatible avec la loi paternelle, qui a perdu sa force de justification. Le capitalisme efface ainsi la différence inaliénable entre parents et enfants. La frontière, autrefois centrale dans les théories systémiques, est devenue obsolète.
De nos jours, les « bons parents » sont perçus comme des amis dévoués au bien-être de leur enfant, et non plus comme des figures d’autorité essentielles à la construction de son identité. Si le déclin de la figure du père a ses aspects positifs, il constitue également un lourd fardeau pour les familles, comme l’a illustré Katty Langelez-Stevens dans son intervention pour PIPOL 12.
[1] Cf. Borie J., « Le vitalisme lacanien », Varsovie, Bibliothèque de psychanalyse, 2018.
[2] Miller J.-A., « Affectio Societatis », Lettre mensuelle, no 151, juillet-août 1996, p. 3.
[3] Serdiukow A., « Helena Kulej : il a combattu sur le ring, j’ai combattu avec lui », Gazeta Wyborcza», 5 octobre 2024. Traduit par l’auteur.