« Les derniers morceaux de cette enfance se détachent de moi comme les lambeaux d’une peau brûlée par le soleil et dessous se dessine une fausse et improbable adulte. Je parcours mon carnet de poésie, tandis que la nuit passe son chemin derrière la vitre et qu’à mon insu l’enfance tombe sans faire de bruit aux tréfonds de ma mémoire, cette bibliothèque de l’esprit où je puiserai expérience et connaissance tout le reste de ma vie. [1] »
Tove Ditlevsen nous prend par la main et nous fait découvrir son « Enfance », le premier des trois tomes de son autobiographie.
En arrière-plan, une Copenhague d’après-guerre, où pauvreté et chômage mettent à dure épreuve la société. La « dépression mondiale », un des trous laissés par la guerre, touche aussi les habitants de la rue Istedgade, quartier ouvrier où, la nuit, entre ivrognes à la tête fracassée, ensanglantée et prostituées, « hurlent les sirènes des voitures de police et des ambulances [2] ».
En premier plan, le portrait de la famille de Tove, où nous voyons comment « La famille est aussi par conséquent le lieu privilégié où s’exprime le Malaise de la civilisation. [3] ». Les rôles traditionnels sont chamboulés : le père n’a plus de travail et la mère doit sans cesse inventer pour pouvoir s’occuper du foyer. Entassés dans un petit appartement, la vie est une survie pour Tove et son frère. Leur destin est déjà écrit : le garçon avoir un travail et la fille trouver un mari et faire des enfants.
Tove nous dit comment ce malaise se traduit en elle : « je ne parvenais pas à m’expliquer ma mélancolie grandissante, je me disais que la “dépression mondiale” avait fini par m’atteindre [4] ».
Enfant, une profonde angoisse l’enveloppe.
Le jour, elle était à la merci de la sombre et imprévisible colère de sa mère. Avec elle, une « étrangère indéchiffrable [5] », Tove a une relation intense et douloureuse. Elle passera toute son existence à guetter un signe d’amour de sa part.
Tove trouve très tôt au plus profond d’elle des mots « étranges [6] » qui tissent une membrane protectrice. « Quand ces vagues étincelantes de mots déferlaient en moi, je savais que ma mère ne pouvait plus m’atteindre, parce qu’elle ne signifiait plus rien pour moi. [7] »
La nuit, elle souffrait de cauchemars : des « longs bras crochus […] essaient de s’enrouler autour de mon cou [8] ». Seulement la silencieuse présence du père pouvait les faire dissoudre.
Bien qu’elle n’ait jamais éprouvé pour lui de l’affection, le père transmet à Tove la passion des livres, objets interdits par la mère, qui l’arrachent de l’effroi de son quotidien.
On perçoit l’émerveillement de Tove dans une bibliothèque pour la première fois : « je suis muette de stupéfaction en voyant tous les livres du monde dans un même lieu [9] ». On entend le cri décidé de joie : « je veux être poète ! [10] », quand elle reçoit de son père son premier livre de contes.
Sa mère lui offre un carnet. Sur la couverture, Poésie en lettres d’or. Elle l’amènera toujours avec elle comme s’il « était une partie animée, vivante [d’elle]-même [11] ».
Elle pourra désormais donner forme aux « guirlandes de mots [12] » qui dansent en elle et qu’elle ne peut dire à personne.
Elle nous raconte sa rencontre avec la poésie, qui devient une nécessité, sa solution singulière, son sinthome, « une nouvelle peau délicate [13] » qui recouvre les trous laissés par le malaise de sa famille [14].
[1] Ditlevsen T., « Enfance. La Trilogie de Copenhague-I », Globe, Paris, 2023, p. 158.
[2] Ibid., p. 20.
[3] Langelez-Stevens K., « Malaise dans la famille », argument PIPOL 12, disponible sur le blog, https://www.pipolcongres.eu/argument/.
[4] Ditlevsen T., « Enfance. La Trilogie de Copenhague-I », op. cit., p. 104.
[5] Ibid., p. 11.
[6] Ibid., p. 11.
[7] Ibid., p. 11.
[8] Ibid., p. 19.
[9] Ibid., p. 81.
[10] Ibid., p. 33.
[11] Ibid., p. 144.
[12] Ibid., p. 46.
[13] Ibid., p. 104.
[14] Voir à ce propos, la création poétique, « La Chose » et le malaise dans la culture, Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 167-190.