Ces notes sont inspirées par mon travail de psychothérapeute dans une institution résidentielle pour le traitement de la toxicomanie.
« Toute formation humaine a pour essence, et non pour accident, de refréner la jouissance. [1] »
Si « le principe du plaisir, c’est le frein de la jouissance [2] », l’intérêt reste, à mon sens, dans le choix du signifiant formation, qui renvoie à la dimension d’une bildung non réductible à la dimension de l’apprentissage, prévalente aujourd’hui. Dans quelle mesure peut-on encore parler de formation humaine ? Et quelle est la part de la famille dans cette formation ?
Quel que soit le diagnostic, on rencontre aujourd’hui des sujets qui se présentent comme démunis, dépourvus de toute capacité à se tenir dans le lien de la parole, en panne quant à la possibilité de nommer, de façon singulière, leur propre malaise.
Du côté des relations familiales, on note non seulement l’absence de roman familial, mais aussi d’horizon historico-symbolique marquant la relation entre les différentes générations. Dans la plupart des cas, la séparation du père et de la mère, ainsi que ce qui les unissait auparavant, ne fait l’objet d’aucune construction fantasmatique de la part de l’enfant. Pas de diachronie, pas d’inscription dans la dimension de l’Autre. Chacun est présenté comme une monade auto-générée. La dépendance aux drogues marque une fermeture radicale, un rejet inconditionnel de l’Autre et plus on est indépendant de l’Autre, plus on dépend de l’objet toxique.
Les parents montrent à leur tour qu’ils n’ont d’autre moyen de se maintenir dans la relation que par le contrôle exaspéré (à la limite de la surveillance carcérale) des abus toxiques de leurs enfants. Ils témoignent aussi de l’angoisse d’être impuissants à gérer leurs dysfonctionnements en demandant à l’institution de soins de poser des limites. Cette demande ne peut qu’interroger la difficulté, souvent avouée par les parents eux-mêmes, d’assumer un « tout n’est pas possible ».
Les communautés thérapeutiques se trouvent dans l’obligation de répondre au mandat social (et familial) de mettre une limite à la jouissance mortifère que représente la drogue. Elles doivent cependant être averties qu’il ne s’agit pas d’imposer une limite, mais de permettre ce travail de formation humaine qui, aujourd’hui, est lu comme anachronique et obsolète. Au nom de l’impératif de gestion dominant, l’idéal sous-jacent est en effet celui de l’acquisition d’outils et de stratégies prêts à l’emploi ; or, toute formation humaine exige de faire une place à la position subjective du parlêtre et de se laisser concerner par l’angoisse que peut produire ce positionnement éthique. Par ailleurs, l’angoisse est aussi celle de l’opérateur qui vit l’échec des modèles pédago-éducatifs rigides très en vogue dans le traitement de la toxicomanie.
L’introduction de la logique du « un par un », dans une institution à empreinte éducative, axée sur le groupe et orientée par un certain pour tous, ne manque pas de produire des effets d’inquiétante étrangeté, mais cette logique constitue aujourd’hui le trait le plus caractéristique de la communauté elle-même. En discutant les cas, on peut donc commencer à voir que ce n’est qu’en échouant dans sa propre mission éducative que des inventions singulières peuvent se produire, non sans s’être prêté, le temps qu’il faut, à faire jouer, par la dimension institutionnelle, un « nous » qui dérange les individualismes dominants.
[1] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 364.
[2] Ibid.