Dans le fil des questions que soulève l’argument de Katty Langelez-Stevens, on peut se demander en quoi « ce que chacun met en jeu de sa propre névrose ou folie [1] » favorise ou entrave l’émergence de la subjectivité chez un jeune sujet. À cet égard, la clinique de l’anorexie mentale dans ses formes graves pourrait nous enseigner.
À la fin de son enseignement, Lacan ne situe plus l’anorexique comme celle qui cherche à faire exister un manque dans l’Autre, mais comme celle qui décourage, chez l’Autre, le désir de savoir. Là où l’enfant, avec ses interminables Pourquoi ? « [satisfait] à ce qu’il suppose que l’Autre voudrait qu’il demande [2] », la jeune fille anorexique répond « très peu pour moi ». L’objet rien, que Lacan situait au cœur de la dynamique psychique propre à cette clinique sous la forme du « Je mange rien », contamine le goût du savoir et éclaire le propos de Lacan selon lequel « [ce n’est pas] le désir qui préside au savoir, c’est l’horreur [3] ». Entendons : l’horreur d’un savoir qui touche à la position intime du sujet.
La dévaluation du savoir propre à la position anorexique en fait une pathologie paradigmatique de notre époque, qui dévalorise l’inconscient et le savoir intime.
Dans les formes graves, ces jeunes filles se présentent sur le versant de la perplexité : elles ne peuvent rien dire de ce qui leur arrive malgré l’évidente gravité de leur état. Leur enfermement dans une jouissance auto-érotique, véritable « toxicomanie du rien [4] », les porte, en effet, difficilement vers la parole qui implique toujours l’épreuve du manque et de la rencontre avec le désir de l’Autre.
On mesure bien que derrière l’enjeu de la reprise de poids, il s’agit, pour ces jeunes filles, d’un enjeu de subjectivité. En témoigne le fréquent « déclenchement » de l’anorexie au moment de l’éveil pulsionnel, mais aussi lorsqu’il s’agit d’engager quelque chose d’elles-mêmes en leur nom, à la majorité par exemple.
La question de la séparation est en effet tout à fait centrale dans cette clinique. Dans un service hospitalier qui accueille ces patientes, une mère nommait récemment « l’emprise » de sa fille sur elle, depuis des années : une tyrannie du rien dont elle n’a pu parler qu’au moment où elle a consenti à contraindre sa fille à être hospitalisée.
Avec cet énoncé, la mère introduit une petite distinction entre elle et sa fille. On peut faire le pari qu’en disant quelque chose d’elle-même, la mère ouvre à sa fille la possibilité de se saisir d’un espace qui lui soit propre. Encore faut-il que cette dernière consente à une rencontre qui inclut la parole et donc la dimension du malentendu. Le « dialogue analytique [5] » pourrait soutenir ici ce sujet dans un travail de parole où l’enjeu est toujours celui d’un gain subjectif.
On mesure en quoi le rôle de la famille dans la constitution de la subjectivité passe par la possibilité de ne pas fermer les yeux sur ce qui fait symptôme dans le lien familial – à condition de toujours discriminer, dans ce « lien familial », le « un par un de ceux qui la composent [6] ».
[1] Cf. Langelez-Stevens K., L’argument, Pipol 12, 8e congrès européen de psychanalyse.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.
[3] Ibid.
[4]Cf. Dawembrechies -La Sagna C., « Un cas de toxicomanie du rien », Mental, no 2, mars 1996, p. 149-157.
[5] Lacan J., « Introduction théorique à la fonction de la psychanalyse en criminologie », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 140.
[6] Cf. Langelez-Stevens K., op.cit.