Loin de l’idéal-type de la famille nucléaire, l’histoire de Romain Gary et de sa mère, Mina Owczynska Kacew, en est une configuration singulière où la famille, dans une forme réduite, se fait à deux.
Né le 8 mai 1914, Roman Kacew porte le nom du deuxième mari de sa mère, dont il ne saura jamais si c’est son père. Si « la famille est essentiellement unie par le secret, […], par un non-dit [1] », celui-là marquera sa vie : Gary ira jusqu’à prétendre être le fils d’Ivan Mosjoukine, acteur russe célèbre. Quittée par son mari après la naissance, Mina élève Romain seule, dans un contexte marqué par la misère et la fureur antisémite. Elle consacre sa vie à lui offrir un avenir exceptionnel, lui insufflant la conviction qu’il est destiné à de grandes choses et se dédie exclusivement à son rôle de mère. « [L]oin d’être seulement l’enfant puisqu’il est aussi le phallus [2] », Romain est pris comme symbole de son manque d’objet, de son appétit imaginaire pour le phallus [3].
En 1928, ils arrivent en France, pays associé à la réussite. Russes à Nice, juifs dans la société russe, athées parmi les juifs, les Kacew n’appartenaient à aucun groupe [4]. Faisant famille à deux, ils vivent l’un pour l’autre. Est-ce un antécédent de la position d’exception à laquelle le destine sa mère ?
Sur les conseils de celle-ci, qui disait qu’ « Un grand écrivain français ne peut pas porter un nom russe [5] », Romain choisi le nom Gary. Sa relation avec sa mère constitue l’un des éléments les plus porteurs de son œuvre, dont il témoigne, notamment dans La promesse de l’aube.
Il parle de l’amour qui le lie à sa mère et de sa promesse : un avenir brillant façonné par une foi maternelle inébranlable. Cet amour inconditionnel, plein de désirs de réussite, puissant, parfois étouffant, lui donne pourtant une direction. Gary se charge d’une mission : « tout ce que ma mère voulait, j’allais le lui donner [6] ». Il fait la promesse de ne jamais la décevoir.
Les dires de Mina lui prédisent un destin sans pareil : « Tu seras ambassadeur de France. [7] », « Tu seras, Victor Hugo, prix Nobel ! [8] ». Cet Autre maternel prédit le destin de l’enfant [9] et lui donne son statut : « tu seras… tout ce que ta mère dit [10] ». Les phrases marquantes de l’Autre maternel, faisant promesses auxquelles se vouer, R. Gary s’en est servi pour se soutenir dans l’existence. Elles ont laissé une marque indélébile, étant à l’œuvre de son destin et lui donnant une direction.
Il ne devient pas Victor Hugo, mais un écrivain reconnu ; il ne reçoit pas le prix Nobel, mais deux fois le prix Goncourt ; il ne sera pas ambassadeur, mais consul de France. La mort de Mina en 1941 le marquera profondément. Elle restera pour lui une voix intérieure, un moteur dans sa vie. Leur histoire rappelle que LA famille n’existe pas. Elle ne se réduit pas à une structure normative : elle n’a rien de naturel et est toujours une invention pour faire face au réel.
1 Miller J.-A., « Affaires de familles dans l’inconscient », La lettre mensuelle, no 250, 2006, p. 9.
2 Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p.57.
3 Cf. Ibid., p. 57.
4 Cf. Bona D., « Romain Gary », Folio, Mercure de France, 1987, p. 16.
5 Gary R., La promesse de l’aube, Folio, Gallimard, Paris, 1960, p. 25.
6 Ibid., p. 56.
7 Ibid.
8 Ibid., p. 25.
9 Cf. Lacan J., Le Séminaire livre x, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 58.
10 Gary R., op. cit., p. 65.