Perrine Le Querrec extrait des archives des vies qui l’ont touchées, les creuse à la gouge, y trouve matière à leur donner étoffe, trame et profondeur. Sa langue traduit la bascule d’une famille dans une folie mortifère. Le Plancher [1] écrit l’histoire de Jeannot par la métaphore de l’arbre, en trois chapitres : la souche, les branches, le plancher sur lequel il grave le cri de sa désespérance d’homme. Cette œuvre vivante, son « radeau de bois », inscrite au patrimoine de l’humanité de l’Art brut, est installée au musée d’Art et d’Histoire de l’hôpital Sainte-Anne à Paris.
La langue de Perrine Le Querrec maintient l’écart entre « nature et culture » [2], transfère l’affolement ambiant par l’usage poétique de ses mots. En se servant de sa propre motérialité, elle maintient l’affiliation avec le signifiant nécessaire à la constitution subjective. Elle parvient à y faire passer l’intolérable et l’indicible des fragilités qui ne renoncent pas à s’inclure dans l’humanité. L’âpreté de ces vies passe dans cette écriture, serrée, hachée, trouée.
Une famille de trois quitte le Nord pour l’enclos d’une ferme du Béarn. Ils sont les étrangers rejetés par le village qui les jalouse. La mère maudit, n’aime personne, se mure. Le père règne en maître, « engrosse trois fois la mère ». Paule naît, un autre mort-né, puis Jeannot. À chaque naissance, la mère se laisse téter, un foulard sur le visage, « l’enfant ne voit rien, ignore qui le tient ».
Jeannot naît en 1939 ce qui évite la conscription du père. « La soupe familiale bouillonne de conflits : louche de peur, gobelets de sang. » Ça rumeure dans le village… « À l’école, chants patriotiques, famille, patrie. À l’église, endimanchés, ils ne parlent à personne, têtes baissées, regards en dessous ».
Paule a peur la nuit, imagine qu’un homme détruit sa chambre, se réfugie dans le lit de son frère ; au matin, elle continue à voir ce que personne d’autre ne voit. Ils se prennent par la main, partent en courant, mort à leur trousse, terreur dans les jambes, poumons en feu. Derrière eux, le regard de la mère.
Jeannot, à dix ans, est attiré par des bruits inconnus dans la grange. Il veut voir. La voix du père : « tu n’as rien vu ! » le vide de son regard, l’expulse de lui-même. Jeannot ne verra rien nulle part, voir, dire, rien. La haine des yeux du père lui courbe le dos, il fuit. La mère cajole son mort-né. Aucune parole n’est proférée pour le protéger de ce qui l’envahit et se mélange dans sa tête. Au loin, les rires de Paule deviennent des cris.
À dix-huit ans, son amour est fracassé par les villageois. Le père lui interdit les études, impose la terre, les bêtes. Un non surgit après vingt ans de soumission, un « nonpierre » que Jeannot lui lance au visage. Puis il part vers une guerre qui ne se nomme pas, s’y perdra. À la ferme, Paule se débat avec l’enfant de l’inceste, X, qu’elle refuse de regarder.
Après le suicide du père, la mère ordonne à Jeannot de rentrer pour reprendre la ferme. Il ne peut plus dire, ne racontera rien, ne dira rien de ce qu’il est devenu « un enfer qu’on porte mais qu’on ne prononce pas ». L’irracontable de cette famille, il l’incrustera dans le plancher sous lequel est enterrée la mère. « Allongé dans ma litière de copeaux je touche les lettres … ».
[1] Le Querrec P., Le Plancher, Paris, La Contre Allée, 2024. Toutes les citations en sont extraites.
[2] Biagi-Chai F., « Les crimes en série », La Cause Freudienne, no 69, A quoi sert un corps ?, septembre 2008, p. 134.