Le dernier livre de Vanessa Springora, Patronyme, par sa richesse et sa force, a donné matière sur ce blog à deux textes déjà parus, celui d’Isabelle Meneux-Rialet et celui de Camilo Ramirez, chacun relevant d’une approche différente. À la suite, je vais consacrer ma contribution au cheminement de l’autrice au fil de son travail d’écriture.
La mort soudaine de son père, peu après la sortie de son premier livre Le Consentement, oblige V. Springora à aller dans l’appartement exigu qu’il avait partagé durant des années avec sa propre mère, décédée neuf ans plus tôt. Elle découvre un « foutoir innommable [1] » qui la confronte à la psychose de son père. « C’était mon père. J’étais habituée. Ses délires faisaient partie de sa personnalité. Je ne cherchais pas à démêler le vrai du faux. [2] » Ce qu’elle va découvrir dans ce capharnaüm la conduira pourtant à opérer un démêlage par un travail sur la lettre, à enquêter autour de son patronyme, intitulant ainsi le récit qui en résultera.
Elle interprétera la psychose de son père, sa vie d’errance et d’affabulations, dans laquelle il s’inventait des ascendants glorieux, des professions prestigieuses dans la politique ou les affaires étrangères, comme l’écho de la vie de son propre père, la résonance de ses secrets. En explorant cet appartement, V. Springora trouve deux photos qui la sidèrent, où son grand-père, qui la prenait dans ses bras tendrement quand elle était enfant, son « papy chéri [3] », arbore des emblèmes nazis. Son enquête s’oriente alors vers lui. Elle découvre en déchiffrant des documents que celui-ci avait changé de nom, de pays, de langue, d’opinion politique, avait falsifié ses papiers d’identité. La « famille a son origine dans le malentendu, dans la non rencontre, la déception, dans l’abus sexuel ou dans le crime [4] », écrit Jacques-Alain Miller. En effet, Joseph Springora s’appelait à sa naissance dans les Sudètes Josef Springer. V. Springora s’interroge : son nom porte-t-il « une tache invisible et pourtant indélébile [5] » ? A-t-il falsifié son nom pour échapper à la guerre, aux totalitarismes, pour être libre ? Ou pour s’enfuir, enfouir le passé, cacher qui il est vraiment ? Garder le secret ? J.-A. Miller l’énonce ainsi : « la famille est essentiellement unie par un secret, elle est unie par un non-dit. Quel est ce secret ? Quel est ce non-dit ? C’est un désir non-dit, c’est […] un secret sur la jouissance : de quoi jouissent le père et la mère ? [6] » Dans le récit de V. Springora, le secret concerne les parents de son père. Tous deux se sont tus. Ils n’ont rien dit de leur rencontre en Normandie ni de leur passé. Son grand-père, était-il un ennemi ou un allié ? Sa grand-mère, a-t-elle été tondue à la libération ? Dans cet ouvrage, V. Springora nous fait suivre pas à pas son travail sur la lettre qui lui permet d’éloigner les divagations imaginaires et qui cerne le réel en jeu, l’horreur entrevue sur l’image où son grand-père porte des emblèmes nazis.
Au fil de son écriture, elle n’épargne pas son propre rapport à l’inconscient. Elle revisite ses angoisses. Le refoulement et l’imaginaire viennent brouiller les pistes. Certains souvenirs ressurgissent. Elle s’emploie avec un désir décidé à une sortie du secret, pas sans lien avec la psychanalyse. Depuis son premier livre Le Consentement, elle a cessé de se taire.
[1] Springora V., Patronyme, Paris, Grasset, 2025, p. 81.
[2] Ibid., p. 61.
[3] Ibid., p. 106.
[4] Miller J.-A., « Affaires de famille dans l’inconscient », La lettre mensuelle, no 250, 2006, p. 9.
[5] Springora V., op.cit., p. 348.
[6] Miller J.-A., op.cit.