Une famille à Bruxelles, premier récit de Chantal Akerman, ne fait pas le portrait d’une famille de Bruxelles. Cette famille vit à Bruxelles par la force des choses, de la Shoah, ils ne sont pas d’ici.
« Elle »
« Elle », une femme seule, raconte, comme on ouvre un album de famille. Elle parle de sa vieillesse, de ses deux filles qui sont loin, des cousines et tantes vieillissantes et de son mari avant sa mort.
Ce « elle » désigne une mère, celle de l’autrice, nous le devinons, mais il arrive qu’il s’agisse aussi de l’autrice elle-même. Les pronoms se confondent. En interview, Ch. Akerman évoque avoir repéré cette collusion à la relecture de son ouvrage, sans pour autant chercher à la gommer, laissant apparaître la trace d’« une emprise, qui glisse [1] ».
Cette mère téléphone souvent à ses filles, différenciées par des noms de lieux. Elle les appelle parce que « chacun habitait ailleurs et chacun avait sa vie [2] ».
Les « os »
Il reste à cette mère le bout du fil, le véhicule de la voix et ses oscillations, pour maintenir des fragments de liens familiaux, peut-être pour un peu moins ressentir le froid du réel. La famille, dit-elle, « ça fait du bien aux os [3] ». Cette formule évocatrice est un leitmotiv de la marque des camps dont elle est la seule survivante de sa propre famille. Dès lors, elle sait que dans une famille « on ne peut pas grand-chose pour les autres, même pas pour sa fille et sa petite fille, et même pas pour soi-même [4] ». Cette famille s’est constituée autour de la béance d’un réel, d’un trou dans son histoire dont la mère n’a rien pu dire à sa fille. Ce vide, « ce silence-là, c’est ce sur quoi je travaille [5] », rapportera plus tard Ch. Akerman. Elle aura essayé de rendre à sa mère cette « parole coupée [6] », parole à laquelle s’adjoint l’épaisseur de la voix.
Voix et musique
Ce texte que Ch. Akerman écrit d’un trait, un an et demi après la mort de son père, comporte peu de ponctuations : il laisse entendre une langue parlée, en résonance avec la langue maternelle, le yiddish. « J’étais comme traversée par la manière dont parlait ma mère, […] il y a dans son français quelque chose qui n’est pas le français et qui en fait sa musique propre… [7] ».
L’autrice fait émerger une narration presque psalmodiée, écho du résidu familial niché dans ce qu’on nomme ici « notre langue [8] », celle qu’on chantait au père avant sa mort, « et ça ç’avait l’air de lui faire plaisir [9] ». Un récit épuré, évitant les mirages et idéaux de la vérité, lui préférant des histoires vraies [10]. Cette immersion dans la langue de sa mère la conduit à cerner les points d’impact de la langue sur le corps. Voici une invitation à repérer que « [la] Parenté […] met finalement en valeur ce fait primordial que c’est de lalangue qu’il s’agit [11] ». Ch. Akerman n’a pas fondé de famille, elle est restée une fille, dans une « fusion entre [elle] et [sa] mère [12] », mais elle écrit.
[1] « Entretien avec Chantal Akerman », Les Cahiers du cinéma (juillet 1977), Œuvre écrite et parlée, 1968-1991, vol. I, édition établie par C. Beghin, L’Arachnéen, 2024, p. 165.
[2] Akerman Ch., Une famille à Bruxelles, L’Arche, 2022, p. 38.
[3] Ibid., p. 39.
[4] Ibid., p. 19.
[5] Akerman Ch., « Entretiens radiophoniques » (1999-2004), Œuvre écrite et parlée, 1991-2015, vol. II, op cit., p 844.
[6] Ibid., p. 845.
[7] Ibid., p. 844.
[8] Akerman Ch., Une famille à Bruxelles, op. cit., p. 65.
[9] Ibid., p. 65.
[10] Ibid., p. 82.
[11] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », Leçon du 9 avril 1977, Ornicar ?, no 17-18, printemps 1979, p. 12-13.
[12] Akerman Ch., « Entretiens radiophoniques » (1999-2004), op. cit., p. 830.