La famille est un invariant de toute société humaine. Lévi-Strauss, que Lacan fréquenta, l’avait démontré dans divers articles dont en 1945 L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie puis dans sa thèse de philosophie publiée en 1949, Les structures élémentaires de la parenté. La famille est donc une structure universelle des parlêtres. Cette universalité lui confère le statut d’un réel, le réel du symbolique. Katty Langelez-Stevens peut ainsi poser dans sa présentation de PIPOL 12 que « la famille est à l’origine de l’institution humaine » et « point de départ de toutes les autres » [1].
Je l’aborderai par la dimension du secret : le secret de famille.
La vieille dame va mourir. Entourant le lit de la chambre où elle repose, dans la maison de son fils unique, la famille est réunie, sa belle-fille, ses petits-enfants. Elle tourne la tête vers son fils unique et commence à dire.
À quinze ans, cette fille de journaliers du nord de la France avait été placée comme domestique dans une riche famille de propriétaires terriens. Tant d’années après, elle dit ce qu’elle avait jusqu’à ce jour toujours tu. Elle dit comment le patron avait eu des rapports sexuels avec elle quelque temps. Elle avoue enfin à son fils que cet homme était le père « inconnu » qu’il avait eu. À ce fils qu’il n’avait jamais reconnu, le maître avait cependant payé des études. Mais ce fils qui s’était honoré lors de la guerre de 40 et était devenu instituteur, « hussard de la république », puisqu’on les honorait encore de ce titre alors, avait le plus vite possible quitté l’environnement de sa naissance. S’étant marié jeune à une fille du sud, elle-même institutrice, il avait fondé une famille qui rapidement était passée du nord au sud de la France, s’éloignant sans éclats mais fermement des circonstances comme de l’environnement de sa naissance.
Tous les deux avaient enseigné dans les mêmes écoles, elle enseignant les petits, lui menant les plus grands au certificat d’études, aimés et respectés jusqu’à leur mort des populations dont ils avaient permis l’émancipation. Leur lien d’amour et de respect mutuels allait durer jusqu’à ce que la mort les sépare à quelques années d’intervalle. Il était réservé, dévoué à sa famille et passionné de son métier de transmission des savoirs. Elle était gaie, riante et sociable et sa famille à elle était devenue sa famille à lui.
Inutile de dire que l’aveu de ce secret ne surprit ni le fils, ni l’épouse de celui-ci.
Pas de famille sans secret, quel que soit l’origine et la nature du secret. Que le secret de sa naissance soit voilé au sujet dans et par son inscription dans le symbolique dont l’état civil est aujourd’hui une des modalités ou que le secret relève du subjectif c’est-à-dire d’une clandestinité structurale, celle-là même qu’on appelle l’inconscient, il produit une valeur de jouissance ajoutée chez tout parlêtre. La famille est donc la plus-value du secret.
Comment qualifier les secrets de famille ? Ce sont des secrets de Polichinelle car ils ne sont des secrets que grâce au principe du « je n’en veux rien savoir » qui est un des noms possibles de l’inconscient et obéissent à sa loi qui est le principe universel gouvernant les parlêtres.
Mais me direz-vous, si le secret est de toujours, alors quoi de nouveau dans le malaise actuel dans la famille ?
L’avancée des savoirs scientifiques a fait que ce qui relevait du seul registre du symbolique est passé au registre du réel et est aujourd’hui traçable. La nouveauté tient aussi à la diversité des modèles familiaux, famille monoparentale, famille recomposée, famille homosexuelle…Il tient à la possibilité de fécondation in vitro, de mère porteuse, de don d’ovocytes… Mais si toutes ces variantes produisent du malaise, elles ne peuvent annuler la dimension du secret à soi-même, définition même de l’inconscient.
[1] Langelez-Stevens K., « Malaise dans la famille », argument du Congrès PIPOL l2, disponible sur le site www.pipolcongres.eu.