Dans les institutions dédiées à la protection de l’enfance, nombreux sont les mineurs en question qui ne présentent aucun roman familial. Pour ce qui est de leur histoire, beaucoup d’entre eux ont peu de souvenirs ou sont dans une amnésie totale de ce qui s’est passé avant leur placement. Les professionnels tentent d’expliquer ce phénomène par des troubles cognitifs, qu’il s’agisse de troubles de la mémoire ou d’amnésies provoquées par le stress post-traumatique. Or, les coordonnées concernant chaque cas nous font douter de telles hypothèses.
C’est ce que nous constatons lors des visites médiatisées, vouées à tisser quelque chose dans des familles éclatées par leur propre réel. Souvent, une pauvreté de parole, non dialectique, se montre comme corrélat d’un hors-discours. La sidération des parents devant le génogramme dessiné par les professionnels montre qu’il est inutile de leur demander le moindre narratif d’une filiation qui est forclose. Les lacunes de mémoire de l’enfant semblent moins relever d’un écrit refoulé que d’un écrit jamais inscrit.
À l’opposé, on a le contexte des réunions de projet, auxquelles l’enfant participe en présence des professionnels qui se penchent sur son dossier. Toute information y est inscrite, et nourrit des comptes rendus qui constituent une bonne partie de son histoire, miroir d’un abord factuel et administratif. Reste à discuter si ces informations produisent ou non un roman familial.
Aussi bien Jacques Lacan que Walter Benjamin se montrent méfiants vis-à-vis de l’information. Le premier souligne que le succès de cette notion ne résorbe pas les enjeux du discours ni de la lingüistérie [1]. Le second affirme que l’information « [n’a] rien à voir avec cette expérience qui passe de bouche en bouche [2] » propre au narrateur, pour qui l’enjeu n’est pas une vérité factuelle mais un « aspect épique de la vérité [3] ».
Car pour beaucoup de ces jeunes, la vérité de leur existence est une question d’où s’origine leur demande, une fois majeurs, d’accéder à leur dossier. Ils y cherchent la vérité qui unifierait toutes les anecdotes contradictoires entendues. Or, ces nouvelles informations, dans leur dossier, restent sans effet face aux lacunes de leur histoire. Il leur faut de l’inventivité.
Quoi faire de ces lacunes ? Le Freud de rendre conscient ce qui est inconscient [4] suscite l’espoir du jeune (et des institutions) devant un dossier qui aurait sa vérité une fois sorti du classeur du refoulé. Mais les lacunes sont aussi compensées par la construction [5], vérité à structure de fiction. Il y a l’inconscient « comme une mémoire, où tout est déjà écrit », et l’inconscient comme sujet, avec un « c’est écrit » [6]. C’est pourquoi ces jeunes, les yeux sur leur dossier, souvent me demandaient : « Monsieur, auriez-vous de quoi écrire ? » Quand l’institution soutient l’hypothèse de l’inconscient, devant l’information qui ne cesse de s’écrire, un sujet peut, sous transfert, cesser de ne pas écrire son histoire.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 21-22.
[2] Benjamin W., « Le narrateur », Essais, vol. II, Paris, Denoël/Gonthier, 1935, p. 56
[3] Ibid., p. 59.
[4] Cf. Freud S., « 27e conférence, le transfert », Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999, p. 547‑568.
[5] Cf. Freud S., « Constructions dans l’analyse », Oeuvres complètes, vol. XX, PUF, Paris, 1937.
[6] Miller J.-A., « Marginalia de “Constructions en analyse” », NLS Messager 31 – 2010/2011, p. 12.