Post-génocide, comment peut-on « faire famille » ? Le romancier Gaël Faye écrit à partir d’un lien social inédit. Faire famille s’est imposé à des enfants orphelins au Rwanda. Comment des rescapés et des tueurs peuvent-ils cohabiter ? Des milliers de familles ont été décimées. Face à cette horreur, des enfants se sont donné des rôles de mère, de père, de fille, de fils… etc., raconte G. Faye dans son roman Jacaranda [1].
Comme écrivain, G. Faye s’appuie sur des histoires racontées par son arrière-grand-mère Rosalie en kinyarwanda. Or, la mère de G. Faye ne pouvait pas lui apprendre le kinyarwanda. À juste titre, elle ne lui parla pas des persécutions, des violences dont elle et leur famille ont souffert. Un silence sur le génocide se trouve instauré. G. Faye fait alors appel à des traductrices. Par sa plume, ces femmes traductrices deviennent : « tante », « petite sœur », etc. Dès son premier roman Petit pays [2], G. Faye parle d’Eusébie, personnage qui revient dans Jacaranda. Tante Eusébie a vécu l’assassinat de son mari et de ses trois enfants. Post-génocide, Eusébie devient mère célibataire. Stella est sa fille. G. Faye incarne lui-même le personnage de Milan. Stella regarde Milan : « [elle] me regardait de ses yeux verts perçants avec une expression qui ressemblait à un sourire [3] ». Milan prend Stella dans ses bras et l’instant d’un regard, a « la sensation, l’espace d’un cillement, d’avoir trouvé une famille [4] ». Désormais, grâce à la fiction littéraire, G. Faye tisse un lien familial : il pose un collectif de cinq générations de femmes soutenant la structure de fiction de son roman, faisant ainsi une célébration du réel de la vie.
Lors de Pipol 12, nous travaillerons le Malaise dans la famille. Katty Langelez-Stevens articule, dans son texte d’orientation, la folie des familles qui amène au pire. Le frère de Milan, Claude, témoigne : « J’ignorais que nous étions tutsi. […] Nous sommes allés nous réfugier à l’école communale, comme de nombreuses familles tutsi, car le bourgmestre avait fait passer le message […] que nous serions en sécurité. […] les tueurs sont arrivés comme des bêtes enragées et ont commencé à nous massacrer […]. Ceux qui nous tuaient étaient […] nos voisins, nos amis, nos collègues, nos élus [5] ».
Or, le post-1994 est marqué par l’invention faire famille. S’agit-il d’une nouvelle forme d’amour ? Aujourd’hui, G. Faye vit au Rwanda avec son épouse et ses filles. Marqué par le silence de sa propre famille, il écrit. Ainsi, il se fait passeur d’un Rwanda dont les gens connaissent la douceur de vivre [6]. Cette douceur, dit G. Faye, qui peut tourner d’une minute à l’autre à la violence extrême [7]. Le Rwanda porteur de la beauté des paysages. Mais, dès que le voile de la beauté se lève, fait irruption la mort atroce. Il dit encore ceci : « Je ne sais pas ce que veut dire… le silence des miens… [8] ». « Lorsque je croise un homme dans la rue, je pense à son âge. [9] » Dès lors, une question s’impose : où était-il au printemps de 1994 ?
[1] Faye G., Jacaranda, Paris,Grasset & Fasquelle, 2024.
[2] Faye G., Petit pays, Paris, Grasset & Fasquelle, 2017.
[3] Faye G., Jacaranda, op. cit., p. 98.
[4] Faye G., op. cit., p. 98- 99.
[5] Faye G., Ibid., p. 125-126.
[6] Faye G., entretien avec Sylvie Hazebroucq, Libraire Mollat, Bordeaux, 2024, disponible en ligne.
[7] Faye G., entretien avec Nathalie Crom, Mémorial de la Shoah, Paris, 2024, disponible en ligne.
[8] Faye G., entretien avec Sylvie Hazebroucq, op. cit.
[9] Faye G., entretien avec Nathalie Crom, op. cit.