« Me voici donc seul sur la terre » : c’est la phrase qui ouvre les Rêveries du promeneur solitaire [1].
Bien sûr, Jean-Jacques Rousseau n’a jamais été seul sur la terre. Il y en a toujours eu d’autres autour de lui, en particulier ceux qu’il croit le persécuter dès la publication de l’Émile. Il y a surtout eu l’Autre du langage, car quand on parle ou écrit, on n’est pas seul.
La phrase fantasmatique du rêveur solitaire dérive du déclenchement de sa psychose paranoïaque. On peut la renvoyer au dernier enseignement de Lacan, au « rien n’est que rêve » et au « tout le monde […] est fou, c’est-à-dire délirant [2] ». On retrouvera alors la solitude contemporaine attachée à ce que Jacques-Alain Miller a appelé l’« Un tout seul [3] ».
Dans la phrase d’ouverture des Rêveries, la conjonction « donc » mène à la conclusion logique de celui qui a été rejeté de la famille. La mère de Jean-Jacques meurt à sa naissance, et son père, expulsé de Genève, le renvoie à onze ans chez le mari d’une de ses sœurs, qui à son tour le met en pension à Bossey. Ce sera finalement Madame de Warens qui s’occupera de son éducation à partir de seize ans. Plus tard, dans l’imagination enflammée de Jean-Jacques Rousseau adulte, c’est l’ensemble de la société qui le rejette.
Une fois forclos, le signifiant familier retourne au réel, à la nature, comme écrit Rousseau, nous donnant à lire, en reste, le vide du sujet, « dépourvu de tout [4] ».
Émile solitaire n’est pas sans objet. C’est pour contrer l’angoisse qu’il écrit à son père symbolique, le précepteur mort : « Je suis seul, j’ai tout perdu, mais je me reste, et le désespoir ne m’a point anéanti [5] ». L’orphelin enchaine alors sur le destin de la lettre qu’anime encore son parlêtre : « ces papiers […] périront sans avoir été vus d’aucun homme, mais n’importe, ils sont écrits, je les rassemble, je les lie, je les continue ».
La suite du texte – « c’est à vous que je les addresse [6] » – va au-delà du père disparu, fait forcément appel au futur lecteur de la littérature moderne (nommément à celle de l’ego joycien), mais aussi, pourquoi pas, au lecteur du symptôme dans l’analyse d’orientation lacanienne.
[1] Cf. Rousseau J.-J., rêverie du promeneur solitaire, in Martinho J., O que é um pai?, Assírio & Alvim, Lisboa, 1990, p. 11-49.
[2] Lacan J. « Pour Vincennes ! », Ornicar ?, no 17/18, Paris, Navarin, printemps 1979, p. 278.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’Université Paris 8, cours du 19 janvier 2011, inédit.
[4] Rousseau J.-J., Œuvres Complètes, t. IV, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 247.
[5] Cf. ibid., p. 882.
[6] Ibid.