Un article du magazine Tempura [1] sur la société japonaise, rapportait que « [l]es homicides intrafamiliaux sont monnaie courante depuis longtemps dans l’Archipel. [2] » Avec la baisse du taux de natalité et l’augmentation du nombre de personnes âgées, le pays connaît une hausse du taux de « familicide » : « Les politiques économiques de l’ancien Premier ministre Shinzo Abe ont entrainé une disparité socio-économique toujours plus grande et un sentiment de désespoir profond. Le pays […] est confronté à ce qu’on appelle “le problème 8050”. Celui-ci fait référence aux milliers de personnes âgées – octogénaires ou septuagénaires – qui s’occupent de leurs enfants quinquagénaires ou quadragénaires hikikomori – c’est-à-dire des personnes isolées et sans emploi qui comptent sur leurs parents pour les maintenir en vie [3] ». Ce qui retient particulièrement l’attention parmi les récits de ces meurtres intrafamiliaux, appelés le plus souvent « suicides collectifs », c’est celui d’un jeune garçon de quinze ans qui a tué son grand-père et tenté de tuer sa grand-mère. Lorsqu’il a été arrêté et qu’on lui demanda son mobile, il déclara à la police : « J’avais prévu de tuer un de mes camarades de classe qui me harcelait à l’école. Je voulais épargner à ma famille la douleur et la honte en les tuant tout d’abord… puis aller le tuer. [4] » Le plus surprenant c’est qu’au Japon ce mobile est recevable dans sa logique. Tuer pour épargner la souffrance et la honte à d’autres membres de la famille « peut être compris sans difficulté par de nombreux Japonais même si c’est difficile à comprendre pour des étrangers », estime un auteur de livres sur la criminalité au Japon. Un inspecteur de police, interrogé dans le cadre de l’article, précise que dans chaque cas de meurtre commis par un mineur, la responsabilité du crime est souvent imputée aux membres de la famille « sans aucune justification ni raison légitime [5] ». « Même un jeune de quinze ans le sait et forcément cela peut mener à des actes horribles comme c’est le cas ici » et il rajoute : « même si ses intentions n’étaient pas foncièrement mauvaises à la base [6] ».
« En pratique aussi, selon les experts, les meurtriers intrafamiliaux sont souvent condamnés à des peines moins lourdes. [7] » Ces meurtres intrafamiliaux dans lesquels le meurtrier se tue à son tour, le plus souvent, ne sont pas classés comme homicides mais comme murishinju, « suicides forcés [8] ».
Ce terme qui tout de même qualifie un meurtre, nous permet de pénétrer la culture japonaise dans sa grande intimité historique, sociale et politique avec la notion de suicide que Maurice Pinguet a magistralement étudié dans son ouvrage La mort volontaire au Japon. Il nous l’éclaire ainsi : « La tradition japonaise a toujours souligné la responsabilité qui attache le sujet à son groupe social immédiat – sa famille, son entreprise. Cette solidarité est une arme à double tranchant : elle peut protéger du suicide, mais elle peut aussi y conduire. » Et encore : « Les héritiers de Caïn ne peuvent pas échapper à l’œil de Dieu, moins encore dans l’autre monde que dans celui-ci. Mais au Japon on peut se cacher dans la mort, s’y anéantir tout entier et réparer la faute en y disparaissant [9] » ou en faisant disparaître celui qui peut en souffrir.
[1] Adesltein J., Seamans H., « Petits meurtres en famille », Tempura, no°11, Automne 2022, p. 85-89.
[2] Ibid., p. 85.
[3] Ibid., p. 89.
[4] Ibid., p. 86.
[5] Ibid., p. 87.
[6] Ibid.
[7] Ibid., p. 86.
[8] Ibid.
[9] Pinguet M., La mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, 1984, p. 50-51.