Au temps de l’Autre qui n’existe pas, l’enfant fait figure de point fixe.
Pour de nombreux sujets, seule la parentalité, dans toute la déclinaison qu’elle revêt, semble aujourd’hui un invariant. L’enfant apparaît ainsi comme un ancrage structurant la famille selon un axe parent-enfant et bien souvent mère-enfant. Une mère lestée par son objet, devenu seul partenaire dans un monde évanoui. Jacques-Alain Miller, dans « La théorie du partenaire », rappelait que « L’Autre n’existant pas, on se récupère sur le partenaire qui, lui, existe, en tout cas que l’on fait exister de toutes les façons possibles [1] ».
Dans le travail auprès d’adolescents en décrochage, les rencontres de l’entourage du jeune témoignent du bouleversement de la famille dont le père est tombé, comme un déchet dont on ne sait que faire, exclu inassimilable au partenariat de la mère avec ses objets. Il y a une montée en force du père incertain, qu’aucun appareil symbolique ne vient pallier.
L’une des conséquences cliniques de ce malaise dans la famille est le décrochage. Le décrochage n’est pas un terme clinique à proprement parler, mais il s’impose dans le travail actuel avec les jeunes.
Objet de la jouissance parentale, les jeunes que nous rencontrons à Périsphère ou à Par’agrafe ont d’abord été des enfants de la non-séparation. Confondus avec l’objet qu’ils sont pour l’Autre, ils ne parviennent pas à trouver « d’intérêt pour la vie à l’extérieur, dans le monde [2] ».
Ce décrochage des adolescents, nous le lisons avant tout comme « un excès d’accrochage [3] ». Mais à quoi s’accrochent-ils ? Sans doute pas uniquement à leur vécu d’enfant, mais bien plutôt à tous ces objets de satisfaction immédiate qui circulent entre leur parent partenaire et eux-mêmes, ces lathouses qui permettent le court-circuit de la jouissance, en dehors de tout lien social.
C’est une hypothèse de structure à partir de laquelle la clinique du décrochage ne peut plus rêver de séparer l’enfant de sa mère, de réintroduire du père, voire de faire revenir le père – on peut se demander à quelle place et à quel prix.
Le défi consiste plutôt, comme le formule Alfredo Zenoni, « à faire en sorte que quelque chose de l’objet puisse s’extraire par des moyens moins réels que ceux auxquels le sujet peut à l’occasion avoir recours [4] ».
Dans nos petites institutions, c’est d’abord l’inscription dans un lieu ainsi qu’une autre modalité de lien et, au-delà, la création artistique ou la recherche culturelle sur un intérêt particulier qui offrent au sujet des chances multiples « de séparation de soi comme objet » ; et plus loin, de s’investir « dans une certaine extériorisation de l’objet, hors de soi, dans une production […] qui capture les bribes pulsionnelles présentes dans le sujet [5] ».
De jeunes sujets étouffés dans la dynamique familiale peuvent ainsi se construire, depuis l’institution, un rôle qui, pour un temps sans doute, transforme les impasses familiales en opportunités. Ils se frayent des voies de sorties quand l’accueil de leur symptôme – même très encombrant, même insupportable – ouvre à un lien inédit avec un autre et, de ce point-là, à un savoir nouveau qui remet en route le mouvement du désir.
[1] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, no 77, juillet 2002, p. 29
[2] Freud S., Résultats, idées, problèmes. Pour introduire la discussion sur le suicide, t. I, Paris, PUF, 2001, p. 132.
[3] Martin V., Lebrun T., « L’adolescent, sa famille et ses écoles ». Enfances & Psy, no 84, avril 2019, p. 30-39.
[4] Zenoni A., « Circuits de l’objet », intervention prononcée à la journée d’étude de Périsphère, Couper/coller, 6 juin 2024, inédit.
[5] Ibid.